I Un aperçu des usages diasporiques
On a longtemps pensé que la diffusion mondiale des technologies de l'information viendrait limiter les déplacements en favorisant le télétravail. Dans le même temps, on pensait que l'internet viendrait fluidifier la rencontre de l'offre et de la demande sur le marché du travail, accroissant alors la mobilité. Près de 30 ans après la création du réseau, il reste difficile de valider l'une ou l'autre de ces hypothèses. Aujourd'hui, certains voient dans internet un vecteur de mondialisation. Les mêmes technologies sont présentes à l'échelle mondiale, et elles joueraient donc en faveur d'une homogénéisation des pratiques. En effet, les acteurs emblématiques du web, tels Google, Yahoo, Ebay ou Facebook proposent les mêmes services dans des centaines de pays et dans des centaines de langues. Le problème de cette idée d'une mondialisation portée par les applications internet est qu'elle repose exclusivement sur une attention portée à l'offre. Même sans évoquer la censure ou le filtrage, les internets nationaux restent disparates. Si l'on s'intéresse aux usages, compléments de l'offre technologique, on perçoit davantage une hétérogénéisation des pratiques et une prolifération d'activités innovantes. Mais c'est peut-être là finalement que réside le sens du terme globalisation ?
Nous ne proposerons pas une énième définition du terme diaspora, mais rappellerons seulement que l'origine du terme le rapproche de la notion de malédiction (Dufoix, 2003). Au cours des siècles, à cette dimension traumatique de la diaspora, se sont ajoutées d'autres valeurs telles que la mobilité, la fluidité, la multi-appartenance, la mixité. Nous utiliserons diaspora dans une acception large, celle des « peuples dispersés qui maintiennent un lien communautaire par référence à une terre d'origine » (Chivallon, 2006). Les technologies internet ne révolutionnent pas les diasporas, et d'autres technologies de communication à distance sont déjà venues, par le passé, diversifier les modalités relationnelles. Ce qui nous intéresse ici est d'observer en détail ce qui change avec internet et le web. Pour cela, la figure du « migrant connecté » (Diminescu, 2010) offre une intéressante entrée en matière. Cette image illustre les transformations apportées avec les technologies dans le quotidien des migrants. L'offre technologique et la baisse généralisée des coûts de communication participent à transformer et à enrichir la façon dont un expatrié échange avec ses proches, restés au pays. De la communication intermittente par courriers ou par appels téléphoniques longues distances, on passe à une relation plus continue avec le mail ou la voix sur IP. Avec la visioconférence, il devient même possible d'être ensemble, sans forcément se parler, de partager des moments intimes comme des soirées ou des repas. Pour Diminescu, le migrant connecté quitte la double absence au profit d'une double présence.
Dans une approche plus macroéconomique, les transformations apportées par les échanges électroniques ont révélé l'attrait de certains expatriés pour leur pays d'origine. C'est ainsi que la Colombie, par exemple, a vu des chercheurs expatriés prendre part, principalement au travers d'échanges mail, à la conception et à la mise en œuvre d'une réforme du système scientifique national. Sur ce modèle de participation des expatriés hautement qualifiés au développement de leurs pays d'origine, de nombreux Diaspora Knowledge Networks ont émergé sur le web. En 2005, Turner (Turner, 2009) recense une centaine de Diaspora Knowledge Networks actifs pour une quarantaine de pays d'Amérique Latine, d'Asie et d'Afrique. Plus qu'un apport d'expertise, ces expatriés qualifiés représentent de véritables portes d'entrée vers les ressources, les connaissances, les clients, et plus généralement les débouchés de leur pays d'accueil. Les pays industrialisés adoptent aussi ce type de sollicitation pour attirer davantage d'investissements étrangers ou pour contrebalancer la mythique fuite des cerveaux, déjà compensée par des flux migratoires multilatéraux et polycentriques. La généralisation de ces organisations participe aussi à changer la perception des diasporas, et plus généralement des migrants. On y distingue dorénavant les porteurs de compétences et les porteurs de projets, qui sont à la base d'échanges internationaux.
Après cette introduction très générale, nous proposons d'observer plus particulièrement le cas de la diaspora bretonne.
II La diaspora bretonne
La Bretagne est une région française dont les quatre départements officiels comptent trois millions d'habitants. Au cours du XXe siècle, et avant, ce territoire a connu d'importantes vagues d'émigration. Les jeunes diplômés et la main d'œuvre agricole de cette société essentiellement rurale, partaient pour d'autres régions et d'autres pays à la recherche d'un emploi. À partir des années 1960, les politiques d'aménagement du territoire ont proposés des réponses à cet exil. Bien que les statistiques françaises ne permettent pas d'évaluer précisément l'ampleur du phénomène, les jeunes diplômés bretons continuent d'éprouver un fort attrait pour Paris et pour l'international. Pour mieux comprendre les collectifs web de la diaspora bretonne, nous en avons observés trois en détail, entre 2006 et 2009. Ces trois collectifs prennent place au sein d'un ensemble bien plus vaste d'associations et de projets qui mobilisent la diaspora bretonne sous différentes modalités.
II-1 les Bretons de New York
L'Amérique du Nord a constitué une destination commune pour de nombreux migrants bretons. Outre les mines et les carrières, la restauration offrait aussi des opportunités d'emploi. C'est ainsi que l'Association bretonne de New York, qui regroupait quelques centaines d'expatriés, est apparue au cours des années 1960. Mais en 2005 cette association n'est plus qu'un vestige et cela déçoit tout particulièrement Olivier, un trentenaire qui s'installe à New York avec sa famille. En effet, il a parcouru le monde ces dix dernières années, et dans chaque pays, il a pu compter sur l'aide d'un réseau local breton. Face à cette lacune, il décide alors de remettre sur pied un nouveau collectif à New York. En quelques mois seulement, avec l'aide de Skype, des plateformes de réseaux sociaux, des plus traditionnels forums web et de sa messagerie, Olivier parvient à rassembler une cinquantaine de Bretons. Le statut de « non-profit organization » est déposé en milieu d'année 2006, juste après que ce jeune collectif ait accueilli un groupe de musique traditionnel, invité pour une semaine de festivités, dont un concert au Carnegie Hall et un défilé sur la célèbre Ve avenue pour la Saint-Patrick. Internet et le web ont fluidifié les échanges et ont favorisé, parfois au hasard, certaines rencontres. Mais les technologies ont aussi permis à de nombreuses personnes de suivre l'avancée du projet et de s'y investir à leur niveau (sponsor, promotion, hébergement des artistes, etc.). Sans la participation de ces nombreux bénévoles diversement engagés, l'événement n'aurait certainement pas eu lieu, et n'aurait pas été reproduit dans d'autres villes. Néanmoins, les technologies n'ont pas réalisé le projet par elles-mêmes. Ce n'est qu'associées au professionnalisme et au dynamisme du noyau dur du jeune collectif de New York, qu'elles ont amplifié l'événement.
Depuis, l'association s'est consolidée avec des événements réguliers de moindre ampleur qui facilitent l'intégration des nouveaux arrivants et permettent aux plus anciens de partager des moments conviviaux. Alors que le site web de l'association avait été conçu comme un outil promotionnel, il forme aujourd'hui un support de mémoire collective en mixant un agenda avec des albums photos. Le résultat se rapproche alors d'un album de famille en ligne, consulté tant par les participants que par leurs familles en Bretagne, et plus généralement par la diaspora bretonne. Au-delà des aspects familiaux ou culturels, ce sont aussi les prémices d'un réseau économique qui se mettent en place. En effet, les sponsors de l'association distribuent par ce biais leurs produits et travaillent, entre autres objectifs, pour la promotion du tourisme en Bretagne. D'autres entreprises, intéressées par les débouchés dans cette zone géographique, commencent par contacter ces personnes déjà bien implantées localement.
II-2 Diaspora Économique Bretonne
La collaboration économique est justement l'activité visée par Diaspora Économique Bretonne depuis le début des années 2000. Ce collectif est l'œuvre d'une association d'entrepreneurs bretons, qui s'est inspirée de l'organisation officielle écossaise Globalscot, pour faciliter la mise en relation de chefs d'entreprises et de professionnels avec leurs homologues expatriés. Pour faciliter l'élaboration de projets économiques internationaux, Diaspora Économique Bretonne propose une base de données de contacts qualifiés (400 contacts dans 50 pays). Le site web de l'organisation s'inspire des plateformes de places de marché mais y adjoint des blogs pour proposer une activité de veille économique. Le fonctionnement du collectif est centralisé au sein d'un comité de pilotage qui maintient la base de données, publie des newsletters et assure le service de mise en relation selon les demandes. En 2006, le format technique du collectif s'élargit pour investir un groupe sur la plateforme de réseaux sociaux Linkedin. La viralité inhérente à la plateforme accroît significativement le nombre de membres du groupe. Les mises en relation et les échanges business ne sont plus centralisés sur la place de marché mais exploitent de nouveaux canaux de diffusion plus directs.
Diaspora Économique Bretonne est une initiative intéressante qui s'éloigne des valeurs culturelles et conviviales habituellement associées aux collectifs ethniques. Il est possible de voir une source d'inspiration de ce collectif dans les grandes familles entrepreneuriales qui, avant les États-nations, constituaient de véritables entreprises multinationales. Ces Diaspora Entrepreneurial Networks (McCABE, 2005) jouaient de leur indépendance et de leur présence au cœur des différents empires pour organiser les échanges de marchandises. Aujourd'hui, les technologies internet permettent de revisiter des modes de collaboration anciens pour les reconfigurer.
II-3 BZH NETWORK
Bzh Network est le troisième collectif observé de la diaspora bretonne. Ce collectif est plus innovant que les deux précédents car profondément associé au web par sa fluidité et la façon dont il se laisse guider et transformer au gré des plateformes qu'il colonise. C'est sur Viadéo, une plateforme de réseaux sociaux professionnels, qu'un expatrié breton vivant au Japon ouvre, en décembre 2005 un hub, hybridation d'un forum de discussion et d'un blog, qu'il intitule « Bretagne > Bzh Network ». Son idée directrice est de constituer « une intelligence collective bretonne en réseau ». Pendant plusieurs mois, un nombre croissant de membres va ainsi produire une revue de presse en commun. Plus tard, alors qu'un millier de membres a rejoint le groupe, les échanges se diversifient avec des annonces d'emplois, des discussions sur l'actualité, des demandes de services ou la rencontre physique de certains. Si les échanges sur la plateforme de réseaux sociaux sont dynamiques, il ne faut pas négliger les intenses discussions entre les membres du noyau dur, échanges qui se déroulent par mail et par Skype.
Avec le temps, Bzh Network élargit ses activités. Ainsi, une PME locale lui offre une plateforme collaborative dédiée, notamment pour lui permettre de dépasser les restrictions du hub de Viadéo. Cette plateforme dédiée accueille de nouveaux types de documents, et en particulier des photos que s'échangent différents collectifs bretons du monde entier. On y trouve aussi des interviews, puis un système de partage de flux RSS. Le collectif continue de proliférer en s'installant sur Facebook. Ce faisant, le collectif attire de nouveaux membres, et les pratiques qu'ils font émerger sur la plateforme sont différentes des pratiques précédentes. Sur Facebook, on s'échange des contacts dans différents pays, on crée d'autres groupes bretons avec des appellations normalisées, etc.
Avec près de 5000 membres répartis sur différentes plateformes fin 2009, Bzh Network regroupe pour moitié des résidents bretons et pour moitié des expatriés. Ensemble, ils interviennent dans l'agenda politique régional, par exemple au travers de sondages repris dans la presse sur des questions d'actualité, comme la réforme territoriale de 2009 ou le projet de taxe carbone. Bzh Network regroupe des personnes sans distinction d'origine, d'activité, ni de localisation, et cela produit une véritable émulation pour un collectif lui-même hétérogène.
III Conclusion
Les Bretons de New York ou la Diaspora Économique Bretonne s'inspirent de formats diasporiques existants pour les renouveler et les hybrider à l'aide des technologies de l'information. Un collectif comme Bzh Network se laisse porter par des technologies fluides qui le transforment et le plient. Ces collectifs bien distincts regroupent cependant plusieurs milliers de personnes et seulement une demi-douzaine de technologies. L'offre de services internet peut donc être vue comme un ensemble de micro-services, que chacun est à même de combiner pour composer une réponse qui prend place dans des processus cognitifs bien spécifiques.
BIBLIOGRAPHIE
CHIVALLON, C. Diaspora, ferveur académique autour d'un mot. In : Les diasporas dans le monde contemporain. Paris: Karthala/MSHA, 2006.
DIMINESCU, D. Les migrants connectés T.I.C., Mobilités et migrations. Réseaux, 2010, Vol. 1, N° 159, 276 p., 2010.
DUFOIX, S. Les diasporas. Paris : Presses universitaires de France, 2003.
LE BAYON, S. Les TIC dans les collectifs diasporiques : étude des Bretons à New York. Tic et Société (en ligne). Disponible sur : , 2010, Vol.3, N°1-2.
MCCABE, I.-B., HARLAFTIS, G., MINOGLOU, I.-P. Diaspora entrepreneurial networks: four centuries of history. New York : Berg Publishers, 2005.
TURNER, W.A., MEYER J-B, de GUCHTENEIRE P, AZIZI A. Diaspora Knowledge Networks. In : Migration and Internet. Theoretical Approaches and Empirical Findings, 2009.
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