Wednesday, January 26, 2011

Redéfinir le community management

Télécharger le chapitre en PDF


La particularité, et donc la richesse, d'une thèse CIFRE est d'associer une activité de recherche et une pratique professionnelle. Dans mon cas, cette expérience fut particulièrement riche car l'activité professionnelle a facilité l'accès au matériau d'analyse et a ainsi alimenté la réflexion. Si la discussion théorique n'a pas été négligée, une thèse CIFRE reste fortement marquée par l'application opérationnelle pour le monde de l'entreprise. Le poste d'animateur de Diaspora Économique Bretonne, couplé avec la proximité des terrains de la diaspora bretone, nous permet aujourd'hui de proposer une réflexion sur la gestion des collectifs web. Pour une entreprise ou une autre organisation formelle, qui se poserait en sponsor, la question du management des collectifs web reste encore trop approximative. Si l'exercice d'auto-analyse est toujours délicat, il est ici l'occasion de formaliser quelque peu cette expérience pratique et d'en tirer des enseignements. Pour mettre en évidence notre approche, nous la comparerons à une définition usuelle et courante du community management.


Le community management en 2010, une approche marketing

Depuis la fin 2009, dans le milieu assez restreint du « social media », le management de communauté fait l'objet d'un important bruit. Assez peu développé dans la presse grand public, le sujet est plébiscité par les consultants indépendants et les entreprises qui, au travers d'annonces recrutent, généralement en stage, des « community managers ». Le sujet se voit largement traité sur les blogs et les sites spécialisés, où chaque « expert » propose sa propre définition. Malgré cette apparente richesse, la veille que nous avons consacrée au sujet montre une certaine pauvreté du discours et une répétition inlassable des mêmes images, déconnectées de toutes observations ou résultats chiffrés. La mission du community manager s'en trouve réduite à quelques tâches qui appauvrissent d'autant l'intérêt que peuvent représenter les communautés pour une organisation. En forçant le trait, et pour le dire très simplement, le community manager 2010 est un chargé de communication dont la particularité est d'intervenir exlusivement sur les plateformes du web 2.0.

La définition proposée par Frédéric Cavazza constitue un assez bon point de départ, car elle est précise et elle synthétise plusieurs éléments repris dans la blogosphère. Pour Cavazza, le community management est une fonction dont les missions se répartissent au sein de plusieurs rôles. Cavazza met ainsi en évidence les différents savoir-faire mobilisés et les nombreuses tâches qui incombent généralement au community manager. Aussi, il ressort que cette mission ne relève pas d'une personne mais plus d'un groupe, dont la problématique commune est d'assurer et de veiller sur « la présence d'une marque au sein des médias sociaux ».

  • Le community manager se retrouve donc en contact privilégié avec la communauté de clients, avérés ou en devenir. Il est le dernier maillon d'une chaîne qui relie les responsables d'une marque à sa clientèle présente sur les médias sociaux. Pour Cavazza, le community manager a pour mission principale de monitorer et d'optimiser la relation qui unit un produit, une marque, à sa communauté de clients ou d'utilisateurs. Il est un acteur opérationnel, qui, en plus de rendre des comptes à propos de ses actions, est chargé de mettre en application la charte de communication et les processus définis en amont par ses supérieurs hiérarchiques. S'il évalue la réputation de la marque (selon quelle méthode ?), on lui demande aussi d'être force de proposition pour mener des actions correctives, par exemple sous la forme de jeux concours.
    Les autres rôles de la fonction community management sont hiérarchiquement supérieurs. Ils interviennent à un niveau "stratégique pour concevoir la communauté" et les infrastructures techniques qui vont venir la supporter. 
  • Le « community builder », intervient pour lancer la communauté, c'est-à-dire pour « fédérer et enrôler ses membres clés ». 
  • Ensuite, le « social media planner » adapte la stratégie marketing de l'organisation et décline la campagne de communication pour les supports particuliers des médias sociaux. 
  • Enfin, le «social media analytics » est, quant à lui, un expert dont les missions sont de définir et de recueillir les indicateurs clés utilisés pour le pilotage de la communauté.

On voit donc comment les différents rôles présentés par Cavazza se réfèrent à des postes et à un vocabulaire déjà bien présent dans le monde de l'entreprise. La chaîne qui est présentée démarre au bureau d'étude pour aller jusqu'à la production en passant par la qualité. Néanmoins, c'est le marketing et la communication qui, dans cette présentation, imposent leur organisation. Le web 2.0 est alors perçu comme un nouveau canal de communication auquel il faut adapter des objets existants. Mais les métaphores utilisées ne se contentent pas d'illustrer ce nouveau métier. Elles trahissent une conception unidirectionnelle, voire diffusionniste, de la communication. Cela n'est pas étranger à quelques supports matériels abondamment utilisés (édition, télévision, radio, mailing, etc.), mais auxquels nous ne réduisons pas la richesse du marketing. De ce point de vue, le potentiel des technologies de l'information, et plus particulièrement des plateformes du web 2.0, est sous-exploité. Tel que les choses sont présentées, la technique, entendons les plateformes du web 2.0, est pliée et n'offre aucune résistance pour s'adapter aux façons de faire du marketing, qui vise par ce biais à aller à la rencontre des communautés de clients. Nous pourrions presque y déceler une forme de mépris dans la façon dont sont abordées des technologies qui, pour rien au monde, ne remettraient en question des certitudes. Nous évoquons ce point car les postes présentés par Cavazza se contentent de décalquer, sans adaptation ni remise en question, des tâches déjà bien établies dans les services spécialisés. Les plateformes du web 2.0 sont alors perçues comme de simples supports de communication, avec toute la dimension passive que cela comporte.

À côté de cette approche professionnelle du community management, on trouve un discours un peu différent, une sorte de variante plus inspirée. Cette seconde approche présente le community manager comme un leader qui construit naturellement autour de lui une communauté. Dans cette acception, le community manager est un créatif charismatique qui, au travers de ses actions sur le web, draine déjà des admirateurs. Il devient alors un ambassadeur qui associe son nom à une marque et lui apporte un certain crédit. Cette approche s'inspire plus directement du sponsoring où les marques s'associent à des personnalités publiques, des sportifs ou des acteurs. Dans ce cas, la prise de risque est élevée, et le retour sur investissement incertain. (Pour un exemple récent, on peut citer les sponsors de l'équipe de France de football pendant la coupe du monde 2010).

Ces deux approches du community management, laissent donc voir une forme de résistance au changement. Les traditions, déjà bien établies, des professions du marketing, sont seulement adaptées à la marge pour investir le web 2.0. Le risque, en tenant ce type de position fermée sans reconsidérer son mode de travail, est de passer à côté de l'intérêt des collectifs web et d'engager des investissements en pure perte. En considérant le web 2.0 comme un support, le marketing reprend l'idéologie des leaders d'opinion qui diffusent et apportent leur crédit au message, à la marque. Dans le cas des plateformes du web 2.0, les choses sont un plus complexes, car ce qui peut-être perçu comme un espace d'affichage individualisé pour l'annonceur est aussi un espace d'interaction, un cadre d'usages personalisés.

Dans les deux cas, il ressort que la question des moyens et des leviers de pilotage d'une communauté reste entière. L'action du community manager n'est que sommairement décrite et elle se résume à observer-surveiller et à diffuser le message sur les plateformes du web 2.0. Rédiger des pages profils, accumuler des fans, être lu, sont-ce des élément suffisants pour obtenir une quelconque légitimité au sein d'un collectif et auprès des supposés leaders d'opinion ? De quelles prises le community management dispose-t-il en agissant ainsi, en s'adressant à une communauté comme on le fait à un fichier clients ? Face à ces "potions magiques du 2.0", rappelons que l'histoire d'Internet relève plus d'accidents de parcours que d'une stratégie bien huilée.

L'élément essentiel à retenir est que l'on ne maîtrise jamais totalement les réations de la rencontre des  techniques et des humains. Le résultat est même bien souvent déroutant tant pour les concepteurs que pour les usagers. Aussi, le web 2.0, qui regroupe une multiplicité d'éléments distincts et très dynamiques, doit être abordé avec beaucoup de circonspection.

Caractériser les collectifs
L'intérêt des marques pour les communautés est un sujet abondamment traité. Ainsi, le marketing tribal (Cova), consiste à diversifier la nature des liens entre un client et une marque. Le lien n'est donc plus tant la consommation du produit ou du service que le mode de vie et les relations sociales qui vont avec. Ce mode de vie et ces relations sociales, sont elles aussi appuyées par d'autres artefacts (jargon, style vestimentaire, accessoires, etc.) sur lesquels l'annonceur n'a pas de prise directe. Avec la multiplicité des acteurs, l'attachement devient socio-technique, favorisant ainsi la solidification des liens et donc, la fidélité à la marque. À la suite de cela, quitter une marque ou un produit revient alors aussi à quitter des amis, des proches, des habitudes. Le point essentiel à retenir de ce type de marketing est l'exigence de la perte de contrôle. Si la marque tente de prendre le leadership, elle court le risque de détruire la dynamique tribale. Dans le community management actuel, c'est le discours inverse qui est tenu, avec un community manager qui est appelé à contrôler sa communauté, à la marquer de sa patte.

Les régimes d'engagement (Thévenot, 2006) offrent une grille de lecture intéressante pour saisir une propriété essentielle des fonctions marketing et communication de l'entreprise, et pour tenter de l'articuler avec notre approche des collectifs web. Ces deux fonctions de l'entreprise relèvent principalement d'un mode de justification en public. Les actions de communication prennent appuis sur des principes supérieurs et des valeurs générales. Cette montée en généralité permet d'agréger un nombre important de personnes, d'avis ou de sympathisants. Ces mêmes valeurs sont déclinées dans l'identité visuelle, le slogan, les spots publicitaires et par les personnalités choisies pour représenter la marque. Ce type de justification en public est là encore étayée par des outils technologiques de médias de masse. La télévision, la radio ou l'imprimé permettent d'adresser un même message à une forte audience. Aussi ce message doit être simple et explicite, compréhensible par le plus grand nombre. Dans ce mode de communication, l'échange est asynchrone et on évaluera une campagne après coup, selon la croissance des ventes ou selon l'évolution de la réputation. Cette dernière étant alors estimée au travers de panels et d'échantillons qui servent à produire les chiffres attendus.

Les plateformes du web 2.0 ont bien compris cette logique. C'est pourquoi les plateformes sociales et plus généralement le web, promettent aux annonceurs de leur fournir une meilleure segmentation de l'audience pour une meilleure réceptivité du message. Le problème, déjà identifié par certains professionnels qui ont bien compris qu'il ne suffisait pas d'adapter leur mode de travail, réside dans le fait que l'on reprend les recettes des médias de masse pour les répliquer sur le web. Pourquoi alors parler de communautés ? Comment la marque, comment l'annonceur peut-il concrètement agir sur une communauté pour lui faire passer le message ? Comment manager une communauté, sans avoir de prises, autrement qu'en lui diffusant des messages ?

Nous avons vu comment les collectifs de la diaspora bretonne agissent dans un régime de justification en public. Mais ce régime n'apparait pas tant lors de situations conflictuelles que dans le cadre d'une activité médiatique. Ce régime d'engagement apparaît lorsque les collectifs, par l'entremise de leur porte-parole, s'adressent vers l'extérieur, avec la volonté de s'élargir, avec la volonté d'enroller de nouveaux alliés. Si les collectifs de la diaspora bretonne communiquent vers le "grand public", cela ne correspond pas à leur activité essentielle. Ils recourent à cet engagement pour convaincre, recruter ou justifier de leurs actions, vis-à-vis de ceux qui ne les connaissent pas, vis-à-vis du grand public. La valeur générale des arguments mobilisés dans ce cadre tente de réduire la distance et de créer un premier lien à l'aide de généralités. Mais cela n'est pas l'essence même du collectif. Une communauté ne se construit pas uniquement sur de grands principes, et nous dirions même qu'ils sont secondaires. L'activité essentielle d'un collectif, ce qui la fait tenir, relève des actions et des objets qui renforcent et maintiennent, concrètement, la proximité des membres. Dans le chapitre précédent, l'alignement détaille ce processus de constitution progressive d'un collectif en entrecroisant des liens multiples entre des objets de natures différentes. Pour reprendre les régimes d'engagement de Thévenot, c'est avant tout par un régime du proche, par un régime de l'action familière que ces liens solides et nombreux se construisent. Il s'agit par exemple d'activités ludiques récurrentes, d'exploration, d'une sélection d'articles de presse, etc.

Dans ce régime d'engagement, il ne faut pas évacuer les systèmes techniques, qui eux aussi peuvent-être
proches et propices à la création de liens. Les plateformes du web 2.0 offrent justement l'opportunité de sortir de la communication unidirectionnelle qui caractérisait le web 1.0, pour démultiplier les possibilités de liens. La prolifération d'outils enrichit les formes d'interaction, et l'accroissement permanent du web crée des « recoins » et des zones de moindre visibilité.
Pour un sponsor, il est nécessaire d'avoir conscience de ces multiples modes de fonctionnement pour saisir la façon adéquate de prendre part au collectif. Les régimes d'engagement permettent donc de distinguer différentes façons de faire face au monde, selon les situations particulières. Le discours du community management conserve une posture qui est celle que l'on aborde habituellement pour faire face à un public, une audience qui se caractérise par un effectif important et des liens très faibles. D'ailleurs, les critères utilisés pour définir une communauté sont bien souvent ceux utilisés pour décrire les audiences : tranche d'âge, sexe, catégorie socio-professionnelle, etc.

En 2010, la nouveauté réside dans la façon dont le marketing s'approprie le community management. Car cette fonction n'est pas nouvelle, et certains blogueurs aiment à rappeler que les premiers forums web disposaient déjà de leur community manager. Une autre différence se trouve dans la professionnalisation de la fonction, qui mobilise moins d'amateurs bénévoles et plus de professionnels rémunérés. Le community management a longtemps été au coeur de politiques urbaines ou au sein de programmes éducatifs. Il s'agissait alors de densifier le capital social local, c'est-à-dire de rapprocher les habitants d'un même quartier ou d'une même ville. De nombreuses expériences de community building ont été menées pour accroître le succès des projets d'enseignement à distance. Il ressort que la création de liens, au travers d'échanges parallèles, de discussions informelles et de projets communs, diminuait sensiblement le taux d'abandon de formations à distance. Autrement dit, le simple fait de se connaître accroît la confiance réciproque et l'engagement mutuel. Dans le monde de l'entreprise, cette modalité relationnelle est utilisée dans les communautés de pratiques qui deviennent un outil de management des connaissances (Wenger et al., 2005). Là encore, c'est la proximité des membres qui leur permet de partager leurs bonnes pratiques, de les formaliser, ou encore d'explorer librement le domaine.

Enfin, les communautés peuvent être une source d'innovation pour les organisations formelles. Bien qu'elles ne se perçoivent pas ainsi, les communautés d'innovation regroupent des « utilisateurs avancés » (Von Hippel, 2005). Ces personnes, confrontées à des problèmes particuliers, mettent au point des solutions innovantes. Ces innovations peuvent être qualifiées de bricolage ou d'astuce, mais elles sont parfois reprises par les fabricants. Les cas d'utilisation imaginés par les concepteurs ne sont jamais autant hétérogènes que ce à quoi les utilisateurs sont confrontés. C'est de cette asymétrie, entre l'homogénéité recherchée par le fabricant et l'hétérogénéité rencontré par les utilisateurs, que naissent des innovations. Les fabricants et les utilisateurs avancés n'ont pas le même rapport à l'objet. Les premiers optimisent les économies d'échelles alors que les seconds customisent un objet standardisé pour le faire correspondre à leurs besoins hyperlocalisés. C'est ce point de vue différent qui explique aussi, dans certains cas, que les utilisateurs avancés révèlent gratuitement leurs innovations ou se les échangent au sein de communautés spécifiques. L'hétérogénéité est donc favorable à l'innovation, surtout lorsqu'elle consiste à associer et à combiner des éléments provenant de plusieurs mondes, c'est-à-dire de différents points de vue. Sur ce dernier point, on rejoint l'idée de participation périphérique comme source d'innovation. L'acteur engagé à la périphérie d'un collectif est aussi engagé dans d'autres collectifs et il croise ainsi des mondes hétérogènes, à la faveur d'innovations.
« In other words, user innovation does tend to be widely distributed in a world
characterised by users with heterogeneous needs and heterogeneous stocks of
sticky information »
(Von Hippel, 2005).
L'élément essentiel de ces quelques exemples est que le concept même de communauté repose sur une sociabilité, un sentiment d'appartenance et peut être aussi une forme d'identité collective, qui reposent aussi sur des activités localisées. Sans des échanges et une proximité suffisante, alors il n'y a pas de communauté. Bien qu'elle soit généralement ouverte, une communauté est autonome et donc très peu sensible aux messages qui lui parviennent de l'extérieur. Aussi, pour tenter d'intervenir dans une communauté, pour donner du poids à sa position, il faut une légitimité qui ne s'acquiert que par la participation.


Depuis la communauté vers les collectifs
Dans le discours actuel sur le community management, la conception même de l'objet communauté reste plus qu'approximative. De plus, cette vision tend à exclure les non-humains, or, et c'est là un point essentiel de notre thèse, ce mélange de natures est justement ce qui en fait la richesse. C'est pour ces raisons, expliquées dans les chapitres précédents, que nous utilisons le terme collectif. Ce terme introduit de l'incertitude quant à la nature des éléments qui le composent et il introduit aussi une plus forte dynamique conforme au mouvement continu d'agrégation. Parce qu'il distingue les non-humains, le discours du community management entretient une relation surprenante avec la technique. Si les technologies construisent les communautés d'utilisateurs ou de clients, elles n'en restent pas moins de simples supports passifs de communication. Cette relation est incongrue, voire contradictoire. Au contraire la technique est bien présente dans toute forme de collectif et elle y participe dans plusieurs dimensions.
En prenant les plateformes web comme point de départ, les communautés sont positivées à outrance. Là où il y a technique, il y aurait communautés, mais celles-ci resteraient néanmoins indépendantes de la technique. Selon cette approche, toutes les communautés d'utilisateurs deviennent alors équivalentes, parce que produites et donc correspondantes à un type de plateforme. Il n'est donc plus nécessaire de caractériser ni de distinguer ces communautés par leurs usages puisque c'est l'offre qui les définit. Ce mode de réflexion pousse à agir avec de supposées communautés.

Avec le concept de format communautaire, nous nous sommes efforcé de décrire et de distinguer ces regroupements. Un même collectif peut héberger plusieurs formats communautaires. De plus, nous avons aussi montré comment ces formats restent fortement liés aux formats techniques et aux formats de connaissances. Une lecture pertinente des collectifs exige de ne laisser de côté aucun de ces trois formats. Le marketing, lorsqu'il évoque des communautés, réfléchit en terme d'audience.
La littérature académique propose généralement, pour le marketing communautaire, deux options : trouver une communauté existante ou bien en créer une. Le community building est un processus long et complexe, fait d'imbrication de liens, d'alignement, de démultiplication et d'entrecroisement d'objets hétéroclites. Les collectifs de la diaspora bretonne montrent bien comment ils sont attachés de part et d'autre à plusieurs plateformes techniques et comment ils accumulent différentes activités, différents formats d'échange. Si un collectif est naturellement asymétrique, les leaders, ou plutôt les membres du noyau dur, n'en sont pas pour autant seuls maîtres à bord, et ils doivent composer avec tous les autres éléments, humains et non-humains. Un collectif est donc une imbrication continue de liens qui se mettent en place et qui se transforment. C'est en quelque sorte le bouillonnement d'activité et la prolifération des liens qui font vivre un collectif. Avec les technologies, il devient possible de suivre et d'interpréter ces traces. Plus un collectif agrège de liens différents, de techniques hétérogènes et de formats de collaboration distincts, plus il se solidifie.

Créer une communauté ou en annexer une est donc un travail ni simple, ni rapide. Parvenir à l'orienter selon son désir relève d'un exercice encore plus ardu, car il faut jouer sur les différents formats en présence avec l'ensemble des acteurs. Une vision étriquée des collectifs mène immanquablement à des échecs, à des situations de blocages, et les exemples sont nombreux. Nous sommes, par exemple, intervenu pour le compte d'une grande entreprise dont les services de recherche et de développement ont imaginé et conçu une plateforme communautaire avec l'objectif de sensibiliser ses clients à l'économie d'énergie. C'est donc la plateforme technique qui est arrivée la première. Développée et testée en interne, elle a été optimisée pour répondre aux spécifications qui découlaient des cas d'application imaginés. Une fois la plateforme jugée conforme, elle a été mise en ligne et a fait l'objet d'une campagne de communication. C'est à ce moment que sont apparus les problèmes d'usage, car la communauté tant espérée restait concrètement absente.

On se retrouve face à un cas concret où la technique, la plateforme web, bien que « communautaire » et « sociale », ne donne pas naissance à une communauté. La démarche adoptée par cette entreprise se retrouve chez de nombreux autres acteurs, dont l'erreur est de segmenter, définir solidement et de séparer les acteurs. La première segmentation est tout simplement l'étape de conception qui est effectuée en interne, tout comme le développement et les tests. Si quelques « vrais utilisateurs » sont démarchés pour avoir un retour, la société éditrice reste maîtresse de l'ensemble, et aucune dynamique communautaire ne peut prendre forme. Une démarche intéressante, qui ne confirme en rien un meilleur succès, aurait été par exemple de se rapprocher de collectifs déjà engagés dans l'économie d'énergie et/ou dans les mondes 3D, pour les intéresser au projet. En isolant la conception de l'usage, on élimine des situations favorables à la création de liens, tant sociaux que techniques. Exploiter des technologies open source, ou opter pour un « green hosting » aurait pu être une autre façon de créer du lien.

Les collectifs de la diaspora bretonne ne sont pas exempts de ce type de cas. Lorsque l'Institut de Locarn lance sa plateforme de veille économique, le modèle d'activité est déjà conçu et matérialisé au coeur de la plateforme, avec des processus inscrits dans le code. C'est une fois la plateforme collaborative testée et validée par les concepteurs que la question des contributeurs est posée. Tout le recrutement qui suit, consiste alors à formater des personnes pour les faire entrer dans le moule du contributeur. Le résultat est un nombre important de rejets et un intérêt soutenu de la part d'autres personnes que celles initialement ciblées. À la différence d'une organisation formelle, où les conventions, les contrats ou la législation, sont des moyens d'asseoir une autorité, les collectifs web ne sont régis que par des accords locaux.
Passés la discussion, la négociation ou le compromis, il ne reste bien souvent que la défection (Hirschman, 1970), surtout lorsqu'il y a peu de liens en place pour venir consolider la relation. Ces remarques sur la place de la technique dans les dimensions relationnelles permettent de revenir sur un des aspects du « community management version 2010 ». Ce rôle est parfois présenté comme celui qui humanise la relation supportée par les outils. Le community manager doit alors maîtriser les plateformes web 2.0, mais sans compétences informatiques. Il doit être un communicant, diplômé d'une école de commerce si possible, mais il ne doit surtout pas être un développeur, juste un utilisateur avancé. Cette distinction des rôles et des compétences revient à mettre la technique à l'arrière-plan. C'est pourquoi nous proposons d'utiliser, au lieu de community manager, la dénomination d'ingénieur socio-technique, c'est-à-dire celui qui compose le collectif. L'ingénieur socio-technique aborde, sur la même ligne, humains et non-humains, social et technique, notamment afin d'optimiser les couplages entre les éléments. Compte tenu de la place particulière des technologies dans les collectifs web, la compréhension fine des processus techniques est un atout. L'ingénieur socio-technique doit être capable de « lire » les formats techniques, de comprendre les paradigmes propres au code des plateformes pour effectuer les ajustements et aligner les différents formats. S'il est demandé au community management de recruter et de fédérer un noyau dur pour la communauté, il doit aussi sélectionner et composer les socles techniques. Ces deux actions doivent s'effectuer en même temps, au risque d'un mauvais alignement. Et, tout comme il est possible de mettre en place des codes de conduites, des chartes ou des bonnes pratiques, la relation aux objets techniques doit pouvoir se faire de même. Les choix doivent être réalisés en commun et pouvoir être remis en cause. Rappelons que le principe d'un collectif est de ne pas préjuger, ni de la nature, ni de la compétence.
Les choix et les décisions quant aux outils de communication restent une opportunité pour solidifier le collectif, qui est finalement le seul à même d'évaluer la pertinence d'une offre technique, surtout dans l'abondance d'offres. Si les blogueurs décrivent un community builder qui lance des communautés, ces dernières semblent par la suite vivre d'elles-mêmes, en exploitant l'inertie du lancement, tout en conservant leur forme et leur dynamique. Or, et c'est bien ce que nous avons démontré, une communauté, comme tout collectif, demande un entretien et une attention permanente toute particulière, sans quoi elle risque de se désagréger.
Elle a par exemple besoin d'objets intermédiaires (Vinck) qui matérialisent les échanges. La circulation et le renouvellement des membres au sein d'une communauté sont généralement un signe de dynamisme, et cela s'applique tout autant aux technologies. Le community manager devient alors un ingénieur socio-technique, un composeur de collectifs. Ce dernier n'a pas pour mission de devenir leader, ni de piloter le collectif, mais bien de participer directement aux activités en veillant à introduire toujours plus de nouveauté. Ces nouveautés ne sont pas introduites en vue d'un objectif déterminé mais simplement pour susciter des réactions, sans présupposer de la direction que cela pourrait prendre.

Quelle stratégie d'animation ?
Le community management, tel qu'il est traité dans la blogosphère, est abordé avec une vision réduite qui met de côté certaines propriétés essentielles de l'objet. Le propos n'est cependant pas de soutenir l'idée selon laquelle les collectifs web n'auraient rien à apporter au marketing.
L'argument réside dans le fait qu'il faut prendre davantage de distance et qu'il faut accepter la non-maîtrise. Autrement dit, un sponsor qui recherche une communauté pour accroître sa réputation a beaucoup de risques d'obtenir l'effet inverse.
L'idée que nous souhaitons mettre en avant est que toute action productive réalisée avec un collectif nécessite l'autonomie de ce dernier. Un collectif ne vit pas en captivité. Dans cette situation d'incertitude, il reste au sponsor à concevoir une méta-stratégie qui garantit la perte de contrôle. Nous parlons ici de méta-stratégie car il n'existe pas de recette pour atteindre un objectif. L'erreur courante est de vouloir manager un collectif pour l'emmener vers un but précis. Or cette démarche nécessite la mise en place de moyens de contrôle, d'outil d'évaluation, qui viennent à l'encontre du principe d'autonomie. Les sponsors, et plus particulièrement les entreprises, imaginent, à tort, que les collectifs web fonctionnent avec des schèmes identiques aux leurs. Les régimes d'engagement peuvent là encore aider à approfondir la distinction. Si l'activité marketing tend davantage vers un régime d'engagement en justification, alors la stratégie tend vers un régime de l'action en plan, de l'acteur dans toute sa rationalité. La stratégie relève d'un plan construit pour atteindre un objectif, à l'aide des ressources disponibles. Le régime d'action en plan est celui de l'être calculateur et rationnel, dont la problématique essentielle est la coordination optimale des ressources. Parfois, un collectif peut adopter ce régime d'engagement. C'est le cas, par exemple, lorsque les Bretons de New York organisent une série de concerts et d'événements. Mais cette phase n'est pas la caractéristique essentielle du collectif, ni sa raison d'être. Le collectif vit localement, de rencontres physiques régulières, et ses activités en ligne ou dans la presse sont réduites. Cette façon de se fréquenter, d'interagir, la situe dans un régime d'engagement en proche, où la proximité, de quelque nature qu'elle soit, construit et consolide les relations.

Adopter une méta-stratégie
Le ressort essentiel des collectifs relève donc d'un régime du proche, d'une forme de familiarité où les routines et les habitudes gouvernent. Les collectifs se distinguent par un contact local, un couplage particulier qui est adapté à la situation et que l'on ne peut donc que difficilement reproduire ailleurs. Ce régime du proche permet de renforcer les liens, de les étendre au voisinage sans la nécessité de recourir en permanence à des montées en généralité.
Pour un sponsor, l'approche stratégique est risquée, et il doit donc privilégier un répertoire de postures, sans refermer sur quelques critères les conditions de collaboration. En réduisant l'apport d'un collectif à la vente d'un produit ou à la réputation d'une marque, le risque de déception est élevé, car il reste excessivement délicat d'emmener un collectif sur une voie précise. Aussi, il est préférable pour un sponsor d'arriver avec des idées souples et agiles, qui ne soient pas trop préconçues. Les collectifs, et leur régime du proche, sont davantage alertes dans l'exploration que dans la réalisation de projets. Un sponsor, prenons le cas d'une entreprise qui s'intéresse aux innovations développées par un collectif (Von Hippel), va naturellement tenter d'optimiser le processus en stabilisant et en alignant fortement les médiateurs. En faisant cela, le sponsor reproduit ses propres schèmes de pensée et appauvrit immanquablement la capacité exploratoire du collectif. Les communautés de pratique en entreprise démontrent leur capacité à explorer le domaine de connaissances, et le community coordinator veille à protéger sa communauté des schèmes de l'entreprise. Dans le cas du marketing, la stratégie fonctionne tant qu'il s'agit de gérer le site web de la compagnie, ou d'organiser des jeux concours au travers de sites promotionnels. Avec le web 2.0, il s'agit d'accepter de perdre le contrôle et d'avancer dans un environnement incertain. Alimenter une page profil sur Facebook ne relève pas des mêmes exigences de contrôle qu'un site web développé par un prestataire sous contrat. Dans la présentation du community management faite au début de ce chapitre, le community manager est en bas de l'échelle hiérarchique et il est chargé de mettre en application la stratégie pensée dans les sphères supérieures. Mais
comment appliquer une stratégie à un monde dont on ne maitrise aucun élément ? Le modèle stratégique est linéaire, c'est-à-dire qu'il définit une façon d'atteindre un objectif et de produire les effets escomptés. Comment tenir une trajectoire dans un milieu aussi dynamique et incertain que celui du web 2.0 ? S'il n'y a pas d'adaptation permanente aux circonvolutions mouvantes du terrain, la démarche est vouée à l'échec. Agir avec fermeté, suivre son plan et l'appliquer aux autres, est au mieux un risque de se faire rejeter du collectif, et au pire, un risque de détruire la dynamique du collectif. Aborder un collectif pour le manipuler, c'est oublier qu'il s'agit d'un organisme autonome particulièrement réticent aux ordres, surtout lorsqu'ils viennent de l'extérieur. Sur certains forums par exemple, on identifie des moyens de protection mis en place par les collectifs. Ainsi, les messages promotionnels ne sont autorisés que pour des membres ayant un investissement avéré. Si un membre périphérique, voire externe au collectif intervient en décalage et de façon trop insistante, il se fait bannir. L'effet produit est alors inverse à celui recherché par un sponsor. Si un collectif est ouvert et dynamique, il est néanmoins capable d'identifier des agressions et de réagir pour se préserver. Certains Diaspora Knowledge Networks offrent une illustration de l'échec de ces stratégies. Tout au long des années 1990, des administrations nationales ont investi dans du matériel et des ressources humaines pour mobiliser leur diaspora scientifique dans le développement local. J-B Meyer détaille les faiblesses et les limites qui ont amené ces organisations à abandonner leur projet. Il préconise pour ces initiatives une forme de co-développement dans laquelle le sponsor, qui fournit les ressources, n'est pas celui qui les sélectionnent ni qui les met en oeuvre. Ce type de coopération exige un haut niveau de confiance mutuelle. Lorsque Meyer invite, pour dépasser les limites inhérentes aux DKN, à multiplier les médiations, c'est une façon de mettre en évidence la multitude d'hypothèses de départ qui doivent coexister. Cette méthode pragmatique est une façon d'accepter l'incertitude, d'expérimenter en parallèle, tout en créant du lien local. Plus que de concevoir de bout en bout, il s'agit d'explorer et de consolider rapidement pour avancer pas à pas. La démarche est donc résolument non moderne, incertaine et non maîtrisée.
La dynamique open source peut servir d'inspiration pour concevoir cette méta-stratégie. Les logiciels libres prolifèrent, donnent naissance à des branches, à des versions alternatives. Certains projets s'arrêtent et d'autres continuent à mesure qu'il participent au bien commun. D'une multitude de projets naissants, quelques-uns seulement sortent du lot, avec leur part de fonctions innovantes. C'est pourquoi, à la métaphore balistique, nous préférons celle de l'écologue qui est en permanence confronté à une multitude de choix et d'orientations possibles, sans qu'aucune ne soit naturellement supérieure aux autres. L'écologue veille à maintenir une certaine diversité et privilégie les relations qui se développent entre les différents éléments en place. Il accompagne plus qu'il ne dirige, il fait preuve d'une capacité d'écoute. Il peut choisir de protéger son milieu et de le maintenir tel quel, de le conserver ou d'intervenir plus directement. Il peut alors introduire de nouveaux composants ou réaliser des hybridations. L'écologue base sa démarche sur l'analyse et l'observation, aussi il a une très bonne connaissance du terrain, des propriétés et des actions de chaque composant.
Cette posture permet d'appréhender les collectifs et les relations sponsors-communautés-connaissances-
technologies comme un milieu vivant, où les éléments se nourrissent les uns des autres. L'écologue, sauf peut-être cas exceptionnel, n'est pas dans une politique de la « table rase », il réfléchit en terme de colonisation et anticipe sur la croissance de chaque élément de base. Les transformations sont progressives et des ajustements se réalisent pas à pas, en accord avec le milieu qu'il s'agit de conserver. Tel le naturaliste, le composeur de collectif observe, empiriquement, les conditions et les voisinages les plus propices à l'hybridation, à la fertilisation croisée. Les formats techniques, communautaires et de connaissances constituent des outils d'observation et des leviers sur lesquels il reste possible d'intervenir. Le travail de l'écologue est de favoriser les croisements et la vivacité du milieu, maintenir l'habitat sans capturer le collectif.

Cette posture de l'écologue n'est pas incompatible avec l'action de monitoring affectée au community management. Au contraire, pour s'assurer d'une bonne compréhension l'ingénieur socio-technique met en place des dispositifs de suivi qui produisent des flux d'information pour surveiller en temps réel. Mais, abordée comme une activité de veille, elle ne permet que de gérer la crise après coup, et non de l'anticiper. Mais les flux continus d'information peuvent néanmoins être stockés puis analysés, pour alimenter une réflexion plus longue. Si la veille appelle à observer et réagir rapidement, l'observation au long cours permet d'identifier certaines régularités et de saisir les propriétés essentielles du collectif. Ces données ainsi consolidées apportent aussi au collectif des outils réflexifs qui le confortent dans son autonomie. S'il ne doit pas imposer sa vision, le composeur de collectif doit cependant accepter le fait qu'il est un médiateur à part entière, avec une place au sein du collectif. Mais au lieu d'orienter le collectif vers une finalité, il doit surtout agir pour en accroître l'espérance de vie.

Stratège Ecologue
Construit son modèle en avance Discute et rencontre les membres du collectif
Imagine et se met à la place de l'utilisateur Sélectionne et compose
Dirige et contrôle Réoriente et adapte
Anticipe les effets Avance et relie
Conserve sa ligne directrice Révise et négocie
- Gestion de projet - Voisinage
- Approche linéaire - Approche discursive
- Développement en cascade - Extreme Programming
- Ressources - Composants
- Prédation / production - Protection / échange
- Efficacité - Diversité
- Performance - Équilibre
- Description - Dynamisme


Figure 1 : Stratège vs Écologue.

Équiper la pluralité et l'incertitude


L'ingénieur socio-technique, le composeur de collectif, n'est donc pas là pour appliquer ni mettre en oeuvre une stratégie qui aurait des effets sur le collectif au bénéfice d'un tiers. Tel que nous l'imaginons, le composeur de collectif est rémunéré par un sponsor. Nous prendronscomme exemple de sponsor une entreprise, mais d'autres types de sponsors peuvent exister. Selon les « méta-objectifs » du sponsor, l'ingénieur socio-technique va être amené à adopter plusieurs postures. Bien que rémunéré par le sponsor, l'ingénieur socio-technique fait partie du collectif et il peut donc proposer et imaginer des stratégies internes en tant que membre. Le collectif peut être vu comme un milieu d'expérimentation qui fonctionne par une succession d'essais-erreurs. À la suite de ces expériences, le collectif intègre certaines innovations et abandonne certaines pratiques. S'il peut éventuellement avoir une vision de lui-même à long terme, le collectif avance à petits pas. C'est donc toute la mission de l'ingénieur sociotechnique que de préparer son terrain, et pour cela il peut recourir au monitoring du collectif et à une observation au travers des formats. Car si l'ingénieur socio-technique n'est pas en capacité de dérouler une stratégie, il peut cependant intervenir sur le collectif, au même titre que les autres médiateurs. S'il ne peut diriger le collectif, il peut cependant proposer des orientations, ouvrir des pistes, le tout en collaboration avec le sponsor. Le composeur de collectif adopte une multiplicité de postures pour faire face à un pluralisme de raisons. Le collectif ne relevant pas d'une convention, aucune raison n'est supérieure aux autres. Ces postures définissent différentes façons d'agir et les modalités relationnelles selon Descola (Descola, 2005) sont particulièrement intéressantes sur cet aspect. Les quatre ontologies (Animisme, Totémisme, Naturalisme, Analogisme) sont articulées selon un principe de différence ou de ressemblance des intériorités et des physicalités des êtres. Ces quatre ontologies, dans lesquelles il est possible de répartir toute civilisation, se combinent avec six formes d'attachement (échange, prédation, don ; production, protection, transmission).
Dans ce modèle, ceux que nous appelons les modernes (à la base des concepts de nature et de culture) sont caractérisés par l'ontologie naturaliste. Les modernes distinguent les êtres par leur intériorité, selon qu'ils possèdent ou non, une âme. Dans cette ontologie, le rapport de production est très présent. Les êtres humains transforment la matière première pour produire des choses et alimenter la croissance. Dans cette même posture les technologies produisent des communautés et l'offre produit un usage. La production intègre une dissemblance des êtres producteurs de ceux qui sont produits. Ils sont détachés l'un de l'autre. Dans le cas des communautés de pratique décrites par Wenger, le collectif produit des experts, qui travaillent pour le sponsor. Mais la description du community coordinator (Wenger et al., 2005) peut être vue selon une posture protectrice. Le coordinateur veille à maintenir l'ambiance particulière, il protège sa communauté des schèmes de l'entreprise sponsor. Dans cette relation, la protection peut suggérer une forme de faiblesse, mais
« la protection n’est pas un modèle de maîtrise étendue avec une touche de compassion. Elle oblige à admettre la relativité [du] rôle car [ilaccompagne] la vie, tout en étant responsable de bien accompagner. » (Boullier, 2010).
Comme un accoucheur, le composeur de collectif assiste le travail, il préserve l'adéquation du milieu à la tâche.

Restons dans le monde de l'entreprise pour illustrer la relation de prédation, une troisième forme d'attachement entre des objets semblables. Il y a quelques années, l'industrie pharmaceutique française n'était pas autant concentrée et la concurrence était encore une valeur associée au capitalisme. Certaines grandes entreprises soutenaient ainsi officiellement un réseau d'entreprises locales plus petites, et plus ou moins concurrentes. Mais ces grandes entreprises se gardaient le droit de prendre à tout moment un élément intéressant (idée, entreprise, personne, brevet, etc). C'est de cette posture de prédation que sont soupçonnés les grands groupes industriels en panne d'innovation, lorsqu'ils rejoignent les pôles de compétitivité régionaux.

Des six modes d'attachements proposés par Descola, la protection semble la plus adéquate pour qualifier la relation avec les collectifs. Le protecteur est aussi celui qui porte son attention au collectif, et c'est justement ce qu'identifient Cardon et Levrel à partir de leur observation de Wikipédia. On qualifie habituellement Wikipédia de communauté épistémique, c'est-à-dire un collectif engagé dans la production de connaissances. Celles-ci résultent généralement des échanges entre les experts et les novices. Les traces produites au cours des résolutions de problèmes peuvent être consolidées et suivies de façon asynchrone et distante. À partir de la méthode Jacotot, les auteurs proposent une approche toute différente. Ils démontrent que les pages de Wikipédia ne sont pas rédigées par des experts, mais principalement par des novices et des amateurs qui produisent un grand nombre d'articles de qualité, même sur des sujets qu'ils ne maîtrisent pas. Les discussions qui se déroulent autour des pages ne visent donc pas tant à certifier la qualité et la précision du contenu, qu'à vérifier que chaque argument respecte les consignes. Wikipédia a mis en place des procédures de gestion des conflits et des règles, autrement dit des conventions, quant à la rédaction des articles.
L'intelligence de Wikipédia « ne procède pas d'une addition des savoirs, ou de toute autre règle de composition des connaissances individuelles, mais de l'attention collective que met chacun à révéler son intelligence en veillant à ce que tous fassent le même effort »
(Cardon et Levrel, 2009).
La communauté des contributeurs produit Wikipédia, non pas parce qu'ils regroupent à eux tous une foule d'experts sur l'ensemble des sujets, mais bien parce qu'ils se portent une attention mutuelle. Les procédures permettent de justifier et de normaliser le contenu des articles et le type d'argument légitime. La surveillance mutuelle est une façon de maintenir un certain niveau de qualité. Ce propos se rapproche des positions de Jean Lave lorsqu'elle soutient que la production de connaissances est finalement un « effet » (une production ?) des relations sociales. On se rapproche ainsi du régime d'engagement du proche comme moyen de production de connaissances. En terme de production de connaissances dans les collectifs, le modèle de l'attention devient donc une alternative intéressante au modèle de la propagation. Mais dans un monde où l'information est abondante, c'est l'attention qui devient une ressource rare (Boullier, 2009). Appliquée à l'ingénieur socio-technique, la surveillance mutuelle concerne tout autant les humains que les non-humains.
Composer des mondes communs revient à jouer avec la diversité des collectifs et donc à la maintenir. Cette diversité est l'un des principes essentiels de tout collectif. L'économie de marché et la libéralisation ont tendance à favoriser la concentration, aussi, l'ingénieur sociotechnique intervient pour que le collectif légifère en faveur d'un principe de multiplicité. Composer un collectif relève donc d'un travail d'équilibre. Si l'alignement est un moyen de solidifier le collectif, poussé à l'extrême il risque de l'appauvrir. Il n'y a donc pas de recette, car aucune situation n'est jamais similaire. Néanmoins, les formes d'attachement de Descola pourraient peut-être constituer une première liste des ingrédients de base. Le programme proposé par Descola se révèle très stimulant pour aborder cette notion de collectif et de composition de mondes communs. Nous l'avons hélas découvert trop tardivement pour l'exploiter d'avantage.
Pour résumer, la choix fondamental est à réaliser entre renforcer l'alignement et solidifier le collectif en gardant le même cap, ou introduire de la diversité pour proliférer et s'étendre. Parce qu'il équilibre ces deux questions et qu'il connait les attentes du sponsor, l'ingénieur socio-technique est l'accoucheur qui fait émerger un accord. Aligner un collectif le durcit, le rend plus fort mais aussi le spécialise. Plus il est défini, plus le collectif devient efficace, il produit des choses, mais dans un monde incertain, il devient aussi plus faible. En faisant le choix de l'hétérogénéité, le collectif s'élargit, il prolifère, avec le risque que certaines initiatives ne durent pas, soient rejetées. Faut-il préciser le style et creuser dans la même direction au risque qu'une seule dimension devienne supérieure et agrège les autres ?
L'ingénieur socio-technique est celui qui va pouvoir aligner suffisamment tout en agglomérant et en optimisant les couplages. En tant que gardien de la diversité, il accepte une pluralité de posture et fait son possible pour les maintenir, il n'est pas là pour émettre un jugement mais pour servir d'interface entre des postures, parfois concurrentes mais complémentaires.

Répertoire d'actions du composeur de collectifs
• susciter des opportunités de création de lien
• entretenir et consolider les liens à l'aide d'objets intermédiaires
• introduire de nouveaux outils et de nouvelles technologies
• recruter des membres, favoriser l'intégration au sein du collectif
• introduire de nouvelles façons de faire
• explorer, tester
• sélectionner dans l'existant
• identifier les formats
• monitorer le collectif
• offrir des outils de réflexivité
• rendre visibles les propriétés de la communauté : dynamisme, asymétrie,
hétérogénéité
• composer un environnement socio-technique fertile
• intégrer les nouveaux acteurs, créer du lien, (bounding)
• maintenir l'hétérogénéité
• informer le sponsor
• proposer des postures et des orientations possibles au collectif

Figure 2 : Les actions du composeur de collectif.

Conclusion
L'activité que nous avons menée entre mars 2006 et décembre 2009 ne relève pas de la vente, ni de la gestion de marque, cependant elle a permis de construire une approche originale de la composition des collectifs, qui rompt nettement avec la vision du community management. La richesse des terrains, ajoutée à la réflexion théorique offre d'élargir les prérogatives et la conception récente du community management. L'ingénieur socio-technique, qui prend la place du community manager, est équipé pour l'incertitude. Chacune de ses décisions fait face à une pluralité de choix. Ses compétences techniques lui permettent d'aborder sur un même plan les relations sociales et techniques, pour qu'elles s'auto-alimentent et se renforcent mutuellement. Les collectifs se caractérisent par leur hétérogénéité, c'est-à-dire la capacité à faire coexister plusieurs mondes, et par une certaine plasticité, qui est la capacité à se transformer, à se remettre en cause.

3 comments:

S.deCampou said...

Bonjour

Merci de partager vos reflexions. Le lien de téléchargement PDF ne fonctionne pas.

simon said...

merci,
visiblement google doc fait des siennes ....
vous pouvez aussi télécharger l'ensemble de mon travail à cette adresse :
http://tel.archives-ouvertes.fr/docs/00/55/17/03/PDF/TheseLeBayon.pdf

Anonymous said...

Conseils tres interessants. A quand la suite?